Cet article, publié en septembre dernier, compare l’expérience d’implantation d’un dossier électronique commercial de grande envergue (je vous laisse découvrir lequel en lisant l’article) dans trois pays européens en étant à divers points dans leur déploiement: le Royaume-Uni, le Danemark et la Norvège. L’article a été écrit du point de vue de la Norvège, avec une perspective d’apprentissage à partir des expériences des deux autres pays. À noter que l’expérience d’implantation décrite dans l’article concerne principalement des hôpitaux précis et décrit très peu l’expérience au niveau national, sauf peut-être pour la Norvège mais qui semble en être encore au début du projet. Le point de vue est intéressant parce que l’implantation anglaise était la première expérience européenne du fournisseur davantage habitué au contexte américain.
Les expériences anglaises et danoises ont été synthétisées à partir de documents publics. L’expérience norvégienne, quant à elle, a été obtenue à partir d’entretiens avec six gestionnaires de haut niveau du projet.
L’expérience du Royaume-Uni
L’implantation dans un centre composé de plusieurs hôpitaux totalisant 1486 lits, affilié à l’université Cambridge, est décrite. Le déploiement a eu lieu en octobre 2014, soit 18 mois après la signature du contrat. L’implantation, partant du niveau EMRAM 1, a nécessité l’installation de milliers d’ordinateurs et la formation de près de 12 000 personnes. De nombreuses difficultés ont eu lieu au déploiement, j’en cible deux plus concrets mais la liste dans l’article est plus détaillée, quoique certains problèmes semblent plutôt vagues:
- Le transfert des dossiers papiers dans le nouveau système n’était pas complété au moment du déploiement.
- Divers problèmes techniques ont eu un impact majeur allant jusqu’à nécessiter la diversion des ambulances vers d’autres centres pendant 4 heures.
On note aussi les effets suivants qui ont été notés lors d’un audit en avril 2015:
- Des difficultés liées à la prescription électronique de médicaments.
- Des difficultés à extraire les données nécessaires pour mener des audits.
Il est aussi noté que lors d’un audit subséquent en décembre 2016, ces difficultés semblaient s’être atténuées et l’hôpital avait maintenant un niveau EMRAM 6.
L’expérience danoise
Le déploiement au Danemark a eu lieu dans plusieurs hôpitaux de manière successive entre mai 2016 et novembre 2017, après un contrat signé en décembre 2013. L’article décrit le déploiement dans le premier centre, comptant 949 lits, en mai 2016. L’hôpital partait du niveau EMRAM 3. Les problèmes décrits dans les 3 premiers mois du déploiement sont les suivants:
- Le nombre d’incidents et accidents a augmenté, et deux cas d’accidents ont été attribués au logiciel.
- Différents problèmes d’interopérabilité ont été constatés, notamment pour les admissions et départs, l’identification des nouveau-nés, l’intégration avec les équipements, l’intégration avec le dossier de santé national, et l’envoi des requêtes d’analyses de laboratoire.
Un audit en juin 2018 a relevé divers problèmes, notamment:
- La formation sur le logiciel a eu lieu en accéléré sur 6 semaines en raison de problèmes avec le matériel de formation et celui-ci ne prenait pas en compte les changements les plus récents au logiciel.
- Certains tests de fonctionnalités ont été retardés et les erreurs constatées n’ont pas été corrigées avant le déploiement.
- La diminution de productivité normale lors de l’implantation d’un nouveau système semble avoir été minimisée à 3 semaines dans les analyses de coûts/bénéfices, alors qu’en réalité la productivité était toujours diminuée 18 mois après le déploiement.
- Les fonctionnalités d’extraction de données étaient inadéquates et avaient été peu testées avant le déploiement, par conséquent la plupart des rapports n’étaient pas adéquats dans le contexte du système de santé danois.
L’expérience Norvégienne
L’expérience décrite concerne les hôpitaux, cliniques médicales, les soins de longue durée et soins à domicile d’une seule région; l’idée étant qu’il s’agisse d’un projet pilote pour l’élargissement du déploiement à l’ensemble du pays. Le déploiement concernait donc 3 hôpitaux dont le plus grand avait près de 1000 lits, et il était déjà grandement informatisé. Le logiciel implanté remplaçait donc certains systèmes déjà en place. Le déploiement décrit dans l’article était prévu pour 2021, mais l’article a été publié avant la pandémie de COVID-19.
Les entrevues font ressortir le fait que les préparatifs devaient inclure un grand nombre de cliniciens; dans leur cas plus de 400 ayant participé à une centaine d’ateliers de travail afin de standardiser les processus de travail et de définir le plan de migration.
Ils mettent l’emphase aussi sur le fait que la configuration du système sera faite en grande partie par des cliniciens formés à cette tâche dans le contexte du logiciel, travaillant à temps plein, et incluant des médecins, afin de s’assurer que le résultat soit adéquat pour les besoins des cliniciens.
Les gestionnaires décrivent comment, dans le processus de configuration du système, le fournisseur maintient un échéancier précis et demande que les décisions de configuration soient prises dans des délais fixes. Advenant une absence de décision, les fonctionnalités mises en place sont celles « par défaut ». Dans la perception des gestionnaires interviewés, l’expérience négative du Danemark découlait de plusieurs délais dans la prise de décision ayant mené à beaucoup de configurations « par défaut » non adaptées.
Les auteurs décrivent également comment l’absence de plans de carrière définis mélangeant l’aspect informatique et l’aspect clinique en Norvège avait comme conséquence que les cliniciens étaient traditionnellement peu impliqués dans le développement et le paramétrage des logiciels utilisés dans les hôpitaux (ça me rappelle le Québec…) et cela a pu influencer la participation des cliniciens au processus de configuration. Ils soulignent qu’au Danemark l’équipe de médecins ayant participé à la configuration du logiciel comptait 70 personnes, ce qui était insuffisant selon eux. Ils notent également que le logiciel offre une certaine flexibilité mais dépend largement de la standardisation de la méthode de travail clinique et que les décisions qui sont prises tôt dans la configuration du logiciel sont difficiles à changer par la suite.
En conclusion
Je trouve que cet article est riche en leçons à tirer à propos des bonnes pratiques à mettre en place pour implanter avec succès un tel logiciel. Je retiens:
- L’importance des tests liés aux fonctionnalités clinique, à l’interopérabilité des systèmes interfacés et à l’extraction de données avant le déploiement.
- La nécessité de planifier longtemps d’avance la formation des cliniciens qui travailleront avec les logiciels.
- L’importance de réaliser que le déploiement s’accompagnera d’une période de difficulté et de diminution de la productivité qui doit être soutenue et accompagnée pour éviter des erreurs affectant les patients, on comprend qu’il est nécessaire d’affecter des ressources dédiées à ce soutien.
- L’obligation de désigner un grand nombre de cliniciens qui deviendront des experts du système, qui devront assurer la standardisation des flots de travail, la configuration du système et le suivi et le maintien à jour du paramétrage une fois le déploiement effectué. Ceci sous-entend que leur carrière deviendra un mélange de clinique et d’informatique pour un grand bout de temps, et cette spécialisation doit être reconnue et valorisée. Du point de vue de la pharmacie, ceci rejoint tout à fait les articles publiés sur le rôle du pharmacien en informatique clinique.
Du point de vue des limites de l’article, malheureusement la cause des problèmes identifiés est peu approfondie. Dans ma propre expérience d’implantation de divers systèmes électronique en remplacement de modes de travail sur papier, il est très fréquent que le système lui-même soit blâmé comme cause directe alors qu’en réalité ce sont des choix faits dans la configuration du système, ou alors des problèmes liés à la formation, à la communication ou aux ressources disponibles pour paramétrer ou suivre le fonctionnement du système, qui font défaut.
Faire le choix de travailler dans un système électronique qui impose nécessairement des contraintes sur la manière de faire certaines choses nécessite d’avoir la maturité pour se dire qu’on accepte de modifier notre façon de travailler pour le bien de tous, pour que les données produites soient compréhensibles et interopérables, et que le résultat soit sécuritaire pour le patient. C’est un changement de culture. Lorsqu’on est habitué à travailler sur papier, on se permet une variabilité, du flou et des variations plus ou moins bien définies dans la méthode de travail, qui sont rarement possibles dans un mode électronique. Essayer de reproduire ces comportements dans un système électronique mène nécessairement à de la frustration, à des contournements et possiblement à des erreurs, et dans ces cas il est facile de blâmer « le système ». L’article donne un certain aperçu de cela avec les entrevues en Norvège qui faisaient ressortir comment les gestionnaires avaient l’impression que l’équipe d’experts cliniques danois, qui comptait pourtant 70 personnes, était trop petite. Il y a là je crois un élément très important à ne pas négliger dans la planification de la mise en place d’un dossier électronique.