Expérience d’optimisation d’un dossier électronique au Danemark

J’ai déjà parlé d’un article décrivant l’expérience d’implantation d’un dossier électronique commercial dans trois pays européens (incluant le Danemark) ainsi que d’un article de revue sur le sujet. Une nouvelle publication en janvier 2021 décrit l’expérience de mise en place d’un programme d’optimisation des éléments cliniques (les flux de travail, les protocoles, etc.), après la phase de déploiement initiale, dans deux réseaux de santé totalisant 12 hôpitaux danois.

La manière de réaliser cette optimisation suggérée par le fournisseur du logiciel en question repose sur des physician builders, des médecins formés comme pilotes des éléments cliniques du système. Cette optimisation est un processus continu, nécessaire avec l’évolution de la pratique clinique et des technologies, qui permet de garder le système à jour, d’utiliser les nouvelles fonctionnalités et d’éliminer progressivement les problèmes. L’étude qui a été réalisée ici consiste en des entrevues semi-structurées ayant eu lieu entre janvier 2018 et octobre 2019, avec des gestionnaires, des spécialistes TI et des médecins qui ont participé à ce projet. 26 entrevues ont eu lieu, 16 d’entre elles étaient avec des physician builders et le reste avec différents gestionnaires et spécialistes TI. Des documents reliés au projet ont aussi été révisés.

Les constats tirés de ces entrevues sont très intéressants et sont des leçons à garder en tête par ceux qui pourraient voir l’implantation d’un tel système comme une opportunité de centraliser et standardiser les processus cliniques indépendamment de la volonté des cliniciens et des institutions locales. Je vous encourage à lire le texte complet, voici quelques points clés:

  • Les gestionnaires du projet national avaient initialement une visée de standardisation clinique « mur à mur », en programmant dans le système des contenus cliniques rigides et orientés davantage vers la capture de données standardisées plutôt que l’adaptation du logiciel aux besoins des cliniciens.
  • Les gestionnaires du projet étaient opposés à l’adaptation locale du contenu clinique, décrétant même un gel des changements au contenu du logiciel après l’implantation, rendant impossible par exemple la correction de problèmes manifestes pendant plusieurs mois.
  • Les cliniciens ont rapidement constaté que les flux de travail cliniques et les autres éléments cliniques étaient inutilisables, le fournisseur a aussi fortement encouragé les responsables du projet à mettre sur pied rapidement le programme de physician builders dans une optique de personnalisation du contenu localement.
  • Un programme de physician builders a finalement été mis en place sous la pression des cliniciens et du fournisseur, mais avec des contraintes rigides et sans financement, ceux-ci devaient développer un contenu standardisé à toute une spécialité médicale (ex: neurologie) à travers tous les hôpitaux sans tenir compte des particularités locales, devaient soumettre tout changement à un processus d’approbation formel et centralisé, et devaient être supervisés par des « mentors », qui se sont avéré davantage des adversaires visant à empêcher les changements que des collaborateurs. Le nombre de médecins autorisés à être builders était aussi limité.
  • Finalement, devant l’échec de ce programme limité, le programme a été élargi et il a été permis d’adapter le contenu localement pour tenir compte de la réalité de chaque hôpital, le programme de mentors a été aboli et le processus d’approbation a été assoupli. Il a été constaté que le nombre d’outils locaux développés était en augmentation suite à ces changements mais malheureusement la majorité des outils demeuraient peu utilisés pour une variété de raisons élaborées dans l’article.

La discussion est intéressante, elle parle des tensions entre la volonté de standardiser et les pratiques locales, de même que la tension entre le contrôle centralisé et l’autonomie locale, des sujets très d’actualité dans le système de santé. Les auteurs concluent avec des questions que les gens qui entreprennent des projets similaires devraient se poser quant au degré de standardisation souhaité et à l’autonomie à conférer aux cliniciens qui participent comme pilotes à de tels projets, éléments qui devraient être clarifiés avant de débuter le projet.

Expérience d’implantation d’un dossier électronique commercial dans 3 pays européens

Cet article, publié en septembre dernier, compare l’expérience d’implantation d’un dossier électronique commercial de grande envergue (je vous laisse découvrir lequel en lisant l’article) dans trois pays européens en étant à divers points dans leur déploiement: le Royaume-Uni, le Danemark et la Norvège. L’article a été écrit du point de vue de la Norvège, avec une perspective d’apprentissage à partir des expériences des deux autres pays. À noter que l’expérience d’implantation décrite dans l’article concerne principalement des hôpitaux précis et décrit très peu l’expérience au niveau national, sauf peut-être pour la Norvège mais qui semble en être encore au début du projet. Le point de vue est intéressant parce que l’implantation anglaise était la première expérience européenne du fournisseur davantage habitué au contexte américain.

Les expériences anglaises et danoises ont été synthétisées à partir de documents publics. L’expérience norvégienne, quant à elle, a été obtenue à partir d’entretiens avec six gestionnaires de haut niveau du projet.

L’expérience du Royaume-Uni

L’implantation dans un centre composé de plusieurs hôpitaux totalisant 1486 lits, affilié à l’université Cambridge, est décrite. Le déploiement a eu lieu en octobre 2014, soit 18 mois après la signature du contrat. L’implantation, partant du niveau EMRAM 1, a nécessité l’installation de milliers d’ordinateurs et la formation de près de 12 000 personnes. De nombreuses difficultés ont eu lieu au déploiement, j’en cible deux plus concrets mais la liste dans l’article est plus détaillée, quoique certains problèmes semblent plutôt vagues:

  • Le transfert des dossiers papiers dans le nouveau système n’était pas complété au moment du déploiement.
  • Divers problèmes techniques ont eu un impact majeur allant jusqu’à nécessiter la diversion des ambulances vers d’autres centres pendant 4 heures.

On note aussi les effets suivants qui ont été notés lors d’un audit en avril 2015:

  • Des difficultés liées à la prescription électronique de médicaments.
  • Des difficultés à extraire les données nécessaires pour mener des audits.

Il est aussi noté que lors d’un audit subséquent en décembre 2016, ces difficultés semblaient s’être atténuées et l’hôpital avait maintenant un niveau EMRAM 6.

L’expérience danoise

Le déploiement au Danemark a eu lieu dans plusieurs hôpitaux de manière successive entre mai 2016 et novembre 2017, après un contrat signé en décembre 2013. L’article décrit le déploiement dans le premier centre, comptant 949 lits, en mai 2016. L’hôpital partait du niveau EMRAM 3. Les problèmes décrits dans les 3 premiers mois du déploiement sont les suivants:

  • Le nombre d’incidents et accidents a augmenté, et deux cas d’accidents ont été attribués au logiciel.
  • Différents problèmes d’interopérabilité ont été constatés, notamment pour les admissions et départs, l’identification des nouveau-nés, l’intégration avec les équipements, l’intégration avec le dossier de santé national, et l’envoi des requêtes d’analyses de laboratoire.

Un audit en juin 2018 a relevé divers problèmes, notamment:

  • La formation sur le logiciel a eu lieu en accéléré sur 6 semaines en raison de problèmes avec le matériel de formation et celui-ci ne prenait pas en compte les changements les plus récents au logiciel.
  • Certains tests de fonctionnalités ont été retardés et les erreurs constatées n’ont pas été corrigées avant le déploiement.
  • La diminution de productivité normale lors de l’implantation d’un nouveau système semble avoir été minimisée à 3 semaines dans les analyses de coûts/bénéfices, alors qu’en réalité la productivité était toujours diminuée 18 mois après le déploiement.
  • Les fonctionnalités d’extraction de données étaient inadéquates et avaient été peu testées avant le déploiement, par conséquent la plupart des rapports n’étaient pas adéquats dans le contexte du système de santé danois.

L’expérience Norvégienne

L’expérience décrite concerne les hôpitaux, cliniques médicales, les soins de longue durée et soins à domicile d’une seule région; l’idée étant qu’il s’agisse d’un projet pilote pour l’élargissement du déploiement à l’ensemble du pays. Le déploiement concernait donc 3 hôpitaux dont le plus grand avait près de 1000 lits, et il était déjà grandement informatisé. Le logiciel implanté remplaçait donc certains systèmes déjà en place. Le déploiement décrit dans l’article était prévu pour 2021, mais l’article a été publié avant la pandémie de COVID-19.

Les entrevues font ressortir le fait que les préparatifs devaient inclure un grand nombre de cliniciens; dans leur cas plus de 400 ayant participé à une centaine d’ateliers de travail afin de standardiser les processus de travail et de définir le plan de migration.

Ils mettent l’emphase aussi sur le fait que la configuration du système sera faite en grande partie par des cliniciens formés à cette tâche dans le contexte du logiciel, travaillant à temps plein, et incluant des médecins, afin de s’assurer que le résultat soit adéquat pour les besoins des cliniciens.

Les gestionnaires décrivent comment, dans le processus de configuration du système, le fournisseur maintient un échéancier précis et demande que les décisions de configuration soient prises dans des délais fixes. Advenant une absence de décision, les fonctionnalités mises en place sont celles « par défaut ». Dans la perception des gestionnaires interviewés, l’expérience négative du Danemark découlait de plusieurs délais dans la prise de décision ayant mené à beaucoup de configurations « par défaut » non adaptées.

Les auteurs décrivent également comment l’absence de plans de carrière définis mélangeant l’aspect informatique et l’aspect clinique en Norvège avait comme conséquence que les cliniciens étaient traditionnellement peu impliqués dans le développement et le paramétrage des logiciels utilisés dans les hôpitaux (ça me rappelle le Québec…) et cela a pu influencer la participation des cliniciens au processus de configuration. Ils soulignent qu’au Danemark l’équipe de médecins ayant participé à la configuration du logiciel comptait 70 personnes, ce qui était insuffisant selon eux. Ils notent également que le logiciel offre une certaine flexibilité mais dépend largement de la standardisation de la méthode de travail clinique et que les décisions qui sont prises tôt dans la configuration du logiciel sont difficiles à changer par la suite.

En conclusion

Je trouve que cet article est riche en leçons à tirer à propos des bonnes pratiques à mettre en place pour implanter avec succès un tel logiciel. Je retiens:

  • L’importance des tests liés aux fonctionnalités clinique, à l’interopérabilité des systèmes interfacés et à l’extraction de données avant le déploiement.
  • La nécessité de planifier longtemps d’avance la formation des cliniciens qui travailleront avec les logiciels.
  • L’importance de réaliser que le déploiement s’accompagnera d’une période de difficulté et de diminution de la productivité qui doit être soutenue et accompagnée pour éviter des erreurs affectant les patients, on comprend qu’il est nécessaire d’affecter des ressources dédiées à ce soutien.
  • L’obligation de désigner un grand nombre de cliniciens qui deviendront des experts du système, qui devront assurer la standardisation des flots de travail, la configuration du système et le suivi et le maintien à jour du paramétrage une fois le déploiement effectué. Ceci sous-entend que leur carrière deviendra un mélange de clinique et d’informatique pour un grand bout de temps, et cette spécialisation doit être reconnue et valorisée. Du point de vue de la pharmacie, ceci rejoint tout à fait les articles publiés sur le rôle du pharmacien en informatique clinique.

Du point de vue des limites de l’article, malheureusement la cause des problèmes identifiés est peu approfondie. Dans ma propre expérience d’implantation de divers systèmes électronique en remplacement de modes de travail sur papier, il est très fréquent que le système lui-même soit blâmé comme cause directe alors qu’en réalité ce sont des choix faits dans la configuration du système, ou alors des problèmes liés à la formation, à la communication ou aux ressources disponibles pour paramétrer ou suivre le fonctionnement du système, qui font défaut.

Faire le choix de travailler dans un système électronique qui impose nécessairement des contraintes sur la manière de faire certaines choses nécessite d’avoir la maturité pour se dire qu’on accepte de modifier notre façon de travailler pour le bien de tous, pour que les données produites soient compréhensibles et interopérables, et que le résultat soit sécuritaire pour le patient. C’est un changement de culture. Lorsqu’on est habitué à travailler sur papier, on se permet une variabilité, du flou et des variations plus ou moins bien définies dans la méthode de travail, qui sont rarement possibles dans un mode électronique. Essayer de reproduire ces comportements dans un système électronique mène nécessairement à de la frustration, à des contournements et possiblement à des erreurs, et dans ces cas il est facile de blâmer « le système ». L’article donne un certain aperçu de cela avec les entrevues en Norvège qui faisaient ressortir comment les gestionnaires avaient l’impression que l’équipe d’experts cliniques danois, qui comptait pourtant 70 personnes, était trop petite. Il y a là je crois un élément très important à ne pas négliger dans la planification de la mise en place d’un dossier électronique.

Le rôle du pharmacien en informatique clinique, l’expérience canadienne

Il y a 4 ans, je parlais de mes perceptions sur le rôle du pharmacien en informatique clinique sur la base de deux énoncés de position par l’ASHP et l’AMIA. Depuis, plusieurs choses ont évolué plus près de nous et certaines provinces canadiennes ont commencé le déploiement de dossiers électroniques complets, ce qui implique évidemment les pharmaciens et amène la concentration de la pratique de certains pharmaciens en informatique clinique moderne.

Je vous parle aujourd’hui d’un article dans le CHJP de l’été dernier, qui est disponible en texte complet gratuitement sur PubMed Central, et qui a été écrit par des pharmaciens de Toronto. L’article présente l’expérience des auteurs en relation avec les 5 compétences identifiées dans l’énoncé de position de l’ASHP, dans le cadre de certaines situations qu’ils ont vécues en pratique.

Gestion des données, de l’information et des connaissances sur les médicaments

Les auteurs discutent de l’importance de la nomenclature des médicaments et des ensembles d’ordonnances (order sets). Ils expliquent qu’ils ont mis en place des standards pour les noms des médicaments, pour l’utilisation d’abréviations et pour les troncatures lorsque les limites de caractères ne permettent pas de tout écrire au long. Les exemples sont intéressants, par exemple le cas d’une insuline au nom trop long qui dépassait d’une ligne affichée à l’écran, rendant impossible la lecture du nom du produit à utiliser.

Dissémination de l’information et des connaissances sur les médicaments

Les fonctionnalités d’aide à la décision des dossiers électroniques permettent l’affichage d’information utile à la tâche en cours et de contraintes dans le flot de travail afin de s’assurer que certaines tâches soient accomplies. L’article décrit le développement d’un ensemble d’ordonnances pour prévention de la thromboembolie veineuse qui a été intégré aux ordonnances d’admission afin d’assurer l’évaluation du risque dans les 24 heures suivant l’admission. On mentionne aussi l’ajout d’alertes de double-vérification dans la FADM électronique, l’affichage de résultats de laboratoire pertinents au moment de la prescription, et le développement de règles de surveillance des antimicrobiens.

Les auteurs mentionnent l’importance de collecter et analyser l’information sur le déclenchement et les actions prises face aux alertes pour réduire le phénomène de désensibilisation.

Analyse des données

L’analyse des données disponibles dans les dossiers électroniques est illustrée à l’aide d’un exemple de calcul d’indicateurs de l’activité clinique des pharmaciens à partir de ces données. Cela repose sur un formulaire standardisé dans le dossier électronique pour les consultations initiales et les notes de suivi. Les auteurs expliquent aussi qu’ils ont collaboré à la création d’un entrepôt de données, et qu’ils participent à l’analyse des demandes d’extraction d’information pour valider l’exactitude des informations sur les médicaments.

Application de principes d’informatique

Les auteurs décrivent comment la gestion de ruptures d’inventaire de médicaments leur permet de combiner leur expérience de cliniciens aux principes de gestion des systèmes d’information pour que la conduite à tenir soit claire dans les systèmes au moment de la prescription.

Leadership et la gestion du changement

L’article explique comment les pharmaciens en informatique clinique ont contribué au déploiement de la prescription électronique, des pompes à perfusion, des cabinets automatisés et du bilan comparatif des médicaments électronique.

Les auteurs concluent en mentionnant l’importance d’assurer une formation en informatique clinique pour les étudiants en pharmacie, le rôle des pharmaciens dans l’interprétation des données pouvant servir aux applications l’intelligence artificielle, ainsi que les défis de l’harmonisation des pratiques dans des réseaux d’hôpitaux de plus en plus gros et complexes.