Une revue systématique sur l’effet des dossiers électroniques sur les issues cliniques et financières aux États-Unis

Les dossiers électroniques intégrés, appelés en anglais Electronic Health Records (EHRs), ont été implantés largement aux États-Unis à partir du fameux HITECH Act de 2009 qui avait pour objectif de contribuer à la relance économique par des investissements gouvernementaux dans l’informatisation des soins de santé. Les logiciels qui ont émergé de ces investissements ont toutes sortes de capacités et de bénéfices attendus, et bien que de nombreuses études aient été menés sur l’effet de ces logiciels comme un tout ou en ciblant des parties précises, notamment le circuit du médicament, il est difficile de se faire une idée de leurs bénéfices réels.

Une revue systématique sur le sujet est parue en septembre 2022 dans JMIR pour aider à répondre à cette question. L’objectif de cette revue était de déterminer l’effet des dossiers électroniques intégrés sur les issues cliniques et financières des soins de santé, aux États-Unis.

La méthodologie PRISMA a été suivie. Une stratégie de recherche systématique dans PubMed, Scopus et Embase a été suivie et est détaillé dans l’article; essentiellement on cherchait les études sur les « electronic health records » publiées en anglais et provenant des États-Unis entre janvier 2009 et décembre 2019, et rapportant des issues cliniques ou financières.

971 articles ont été identifiés, et après une stratégie d’exclusion basée d’abord sur le titre, puis l’abrégé, puis l’exclusion des articles non empiriques et non revus par les pairs, 80 articles sont restés. 26 ont été exclus car ne ciblant pas une issue d’intérêt, et d’autres articles ont été découverts par les références des articles révisés. Au final, 58 études ont été incluses.

Globalement, l’effet de ces logiciels semble bénéfique, mais sur le long terme. 16 études sur 21 décrivant des issues financières ont démontré un bénéfice en termes d’augmentation des profits (on parle du système de santé américain), de diminution des coûts, d’augmentation des revenus et de remboursement d’assurance, de même qu’en terme de retour sur l’investissement. Cependant, les auteurs notent que les coûts d’acquisition de ces systèmes sont faramineux et que le retour sur l’investissement ne se réalise qu’après de nombreuses années.

De même, au niveau clinique, 35 études sur 58 rapportant de telles issues démontrent une amélioration des durées de séjour, des réadmissions, de la satisfaction, des erreurs, et de nombreux indicateurs de qualité. Cependant, les auteurs soulignent ici aussi que la réalisation de ces bénéfices prend de nombreuses années à se concrétiser, et que plusieurs indicateurs cliniques (incluant des issues touchant directement au patient) se détériorent avant de s’améliorer, lors de l’implantation d’un dossier électronique intégré.

Au niveau des issues cliniques impactées positivement, soulignons:

  • La durée de séjour, à l’urgence et en totalité
  • La rapidité et la qualité de la documentation clinique
  • La présence des patients aux rendez-vous
  • La coordination des soins
  • La communication avec les patients et entre les intervenants
  • Les événéments indésirables
  • La qualité de la prescription

On peut facilement imaginer cependant, comme le démontrent d’autres études, que tous ces bénéfices dépendent de la qualité du travail fait lors de l’implantation et de la maintenance post-implantation, et qu’il ne s’agit pas de gains automatiques avec un tel système.

Parmi les autres éléments d’intérêt, soulignons une augmentation notable des besoins et donc des coûts en personnel reliés à la courbe d’apprentissage très abrupte de ces logiciels, en particulier lors de l’implantation initiale et immédiatement après. Les auteurs soulignent une interdépendance entre les issues cliniques et financières, c’est-à-dire que la réalisation des bénéfices financiers passe par l’amélioration des indicateurs cliniques. Les auteurs soulignent également plusieurs résultats contradictoires dans différentes études, en particulier entre les études examinant les effets immédiatement après une implantation comparativement à plusieurs années après.

Je tiens à souligner que cette revue se concentre sur le système de santé américain. Les auteurs expliquent que, comme la performance financière d’organisations de santé aux États-Unis passe généralement par le remboursement par des assureurs des frais encourus lors des soins pour des codes d’intervention précis, la documentation clinique des soins prodigués est à la source de la facturation transmise aux assureurs, et donc des revenus. Ainsi, une documentation clinique extensive et rapide est nécessaire dans ce système pour facturer davantage (mieux ?) aux assureurs et augmenter les revenus. Je cite l’article:

EHR systems were thought to be responsible for significant improvements in the timeliness of clinical documentation and billing for reimbursement. The analysis of Cheriff et al documented that physicians who adopted EHRs in a large academic multispecialty physician group captured higher average monthly charges than before the use of EHRs. Similarly, another study reported that the introduction of EHRs was associated with an increase in average per-patient charge and an increase in average per-patient collection.

Il reste à démontrer si ces bénéfices financiers peuvent se réaliser dans un système de santé pour lequel le mode de financement est différent et ne passe pas par la codification dans la documentation clinique à des fins de remboursement.

Fait également très important, les auteurs indiquent que l’adoption de ces logiciels est perçue par les médecins comme menant à une augmentation de la charge de travail et à une diminution de leur productivité, en particulier en raison de la charge liée à la documentation. On mentionne spécifiquement le besoin de « cocher des cases » à des fins de documentation comme un frein important à la productivité médicale. Bien que ce ne soit pas explicitement mentionné, on peut s’imaginer que cette exigence de documentation exhaustive découle du besoin d’extraire des éléments facturables de la documentation clinique à des fins de remboursement par les assureurs. Je me demande, dans un système financé différemment, où l’on porterait attention à cet élément en particulier lors de l’implantation, si un tel effet serait observé.

Je trouve que cet article de revue est un très bon résumé des connaissances sur les effets des dossiers électroniques, à haut niveau, dans le contexte du système de santé américain. L’article explique très bien comment ces systèmes sont conçus pour favoriser la performance financière dans le système américain; par ricochet il mène également à se questionner sur les bénéfices attendus dans un système de santé organisé différemment et financé différemment.

Expérience d’implantation d’un dossier électronique national en Finlande

Il est intéressant de suivre les publications émanant des pays européens et scandinaves qui décrivent les implantations de dossiers électroniques. Ces pays font face à des défis qui pourraient ressembler à ceux du Québec lors de l’implantation à venir de logiciels de dossier électronique intégrés, notamment le projet de DSN. Les pays européens et scandinaves travaillent dans plusieurs langues et pas seulement l’anglais, ont des modèles d’organisation de la santé davantage axés sur le secteur public qu’aux États-Unis, et ont une culture de pratique professionnelle différente de celle des États-Unis. Leur expérience me semble donc riche en leçons à tirer en vue de ce qui s’annonce chez nous.

Dans le contexte de la pharmacie d’établissement, on pourrait croire que ce genre d’informatisation pourrait amener des gains en terme d’erreurs liées au circuit du médicament. Malheureusement, les études existantes sur l’effet sur les erreurs se concentrent souvent sur des composantes particulières du circuit (ex: prescription électronique, code-barres, etc.), et plusieurs composantes sont déjà implantées à divers endroits du Québec indépendamment de dossiers électroniques intégrés (prescripteur électronique, FADM électronique, code-barres, cabinets, assistance aux préparations, DSQ, etc.) Les publications décrivant les bénéfices du circuit du médicament en boucle fermée commencent à dater ou incluent des composantes déjà implantées comme les cabinets.

J’ai lu avec intérêt une nouvelle publication décrivant les leçons apprises par rapport au circuit du médicament, écrit par plusieurs personnes ayant travaillé à l’implantation d’un logiciel de dossier électronique intégré en Finlande. Les auteurs étaient affiliés au département de pharmacie de l’hôpital universitaire d’Helsinki et la Faculté de pharmacie de l’Université de Helsinki; cet institution comprend 23 hôpitaux desservant 1,6 millions de personnes.

Les auteurs ont vécu l’implantation d’un logiciel de dossier électronique intégré américain incluant un circuit du médicament en boucle fermée. Ils ont basé leur analyse sur les rapports d’incidents écrits de janvier 2018 à mai 2021. Le premier tableau de l’article décrit l’état du circuit du médicament avant et après l’implantation, je crois qu’un des changements les plus importants à souligner est que les ordonnances de médicaments n’étaient pas validées avant l’arrivée du système; les auteurs décrivent comment il était nouveau pour eux de pouvoir faire cette validation dans le logiciel. On peut essentiellement comprendre que le circuit du médicament original était très peu intégré, avec beaucoup d’étapes de transcription et d’opérations manuelles. Le circuit après l’implantation était plus intégré, avec l’utilisation de technologies comme les interfaces avec les cabinets, les codes-barres, la FADM électronique et la validation (partielle) des ordonnances.

On peut voir que le nombre de rapports d’incidents liés aux médicaments a augmenté durant la période d’implantation pour ensuite revenir à son niveau de base. Certains médicaments liés à des posologies particulières ont été davantage impliqués, probablement en raison de difficultés à bien prescrire les posologies complexes dans le système (ex: lévothyroxine avec doses différentes selon le jour de la semaine).

Les auteurs décrivent leur processus de bilan comparatif des médicaments. L’implantation du logiciel a permis de réaliser la prescription d’admission à partir de la liste des médicaments à domicile du patient, importée d’un système qui semble équivalent à notre DSQ. Les auteurs soulignent 3 enjeux avec cette importation: 1- les données importées ne sont pas toutes structurées, 2- les médicaments importés ne sont pas nécessairement pris par le patient et 3- les médicaments de vente libre et produits de santé naturels ne sont pas inclus dans la liste. Les auteurs ont constaté que beaucoup de travail était requis par les cliniciens pour nettoyer et mettre à jour cette liste au moment de l’admission et que ceci pouvait être difficile et causer des erreurs. Je crois que cette constatation risque d’être la même au Québec puisque le DSQ comporte les mêmes enjeux.

J’ai trouvé très intéressant le paragraphe où il est décrit comment certains croyaient que le système, avec son aide à la décision et ses capacités de prescription structurée, allait rendre le travail des pharmaciens inutile. Au contraire, ceux-ci ont constaté que les pharmaciens devaient vérifier encore plus les ordonnances, alors que ceci n’était pas courant en Finlande auparavant. En particulier, les médecins faisaient face à un grand nombre d’alertes et pouvaient manquer certains éléments importants (alert fatigue), rendant le travail des pharmaciens encore plus important. Je trouve dommage que l’article ne discute pas des stratégies d’optimisation des alertes qui peuvent aussi contribuer à diminuer le nombre d’alertes inutiles.

Parmi les autres leçons apprises par les auteurs, mentionnons:

  • Le nombre d’incidents liés au médicament ne diminue pas suite à l’implantation d’un système en boucle fermée, il augmente durant l’implantation, puis il revient à son taux de base. Les organisations devraient s’attendre à cette augmentation. En particulier, durant et immédiatement après la phase d’implantation, certains cliniciens dont les médecins rapportaient davantage les événements. On peut comprendre cette tendance par une sensibilité accrue aux événements indésirables liée à l’incertitude et au sentiment d’insécurité entourant le déploiement d’un nouveau système, ainsi que par une volonté d’identifier rapidement les nouveaux problèmes introduits par le changement.
  • Les code-barres sont très utiles pour sécuriser le circuit du médicament.
  • La formation des prescripteurs pour qu’ils utilisent adéquatement les champs de données structurées lors de la prescription est importante.
  • La stratégie du minimum viable product n’est pas avantageuse, il est important de tester et d’évaluer adéquatement les processus liés au médicament avant le déploiement pour réaliser une certaine optimisation. Suite au déploiement, le besoin d’amélioration du système de diminue pas, plutôt il augmente et l’organisation doit prévoir les ressources nécessaires pour gérer les demandes de changement qui arrivent après le déploiement.

Cet article était très intéressant et je crois qu’il devrait être lu par tous les pharmaciens travaillant à l’implantation d’un circuit du médicament en boucle fermée ou d’un dossier électronique intégré afin qu’ils puissent mieux gérer certaines attentes sur la base d’une expérience vécue.

Utiliser le machine learning pour rédiger les instructions posologiques des médicaments

J’ai déjà parlé de plusieurs applications possibles du machine learning pour améliorer le fonctionnement des dossiers électroniques et pour certaines applications en pharmacie, son application en pharmacie d’établissement de santé étant un de mes intérêts de recherche. Un article publié en février 2021 dans le journal de l‘American Pharmacists Association décrit une application intéressante du machine learning pour assister le pharmacien dans un contexte de pratique communautaire. Dans ce contexte, la réception d’ordonnances électroniques avec des instructions en texte libre écrites par les prescripteurs comporte souvent des instructions inadaptées aux patients (par exemple, du jargon médical, des abréviations, des mots en latin). Les assistant-techniques en pharmacie et pharmaciens doivent « traduire » ces instructions en langage compréhensible par un patient qui n’a pas nécessairement de formation médicale. Cette traduction pourrait être effectuée par un modèle d’intelligence artificielle, ce qui épargnerait du temps et pourrait potentiellement diminuer les erreurs liées à ce processus manuel et variable.

L’objectif de l’étude était d’évaluer un modèle de traduction par intelligence artificielle développé à cette fin. Le modèle en question comportait un réseau de neurones appelé neural machine translation (un type de modèle bien connu et déjà utilisé dans d’autres applications), suivi d’une étape de vérification permettant d’éliminer des traductions incohérentes, puis d’une étape de normalisation. Le modèle avait été préalablement entraîné à partir de la banque de données comportant 537 710 ordonnances électroniques reçues par une pharmacie postale américaine en 2017 et 2018. Le développement et l’entraînement de ce modèle a été présenté à une conférence en novembre 2020. L’article décrit le processus de validation du modèle. Chaque ordonnance comportait 3 éléments utilisés pour l’étude: les instructions en texte libre émises par le prescripteur, les instructions en texte libre remises au patient et élaborées à la main par le personnel de la pharmacie, et les instructions en texte libre déterminées par le modèle d’intelligence artificielle à partir des instructions du prescripteur. D’autres variables étaient également utilisées, notamment la classe du médicament, afin d’orienter le modèle.

300 ordonnances non utilisées pour l’entraînement du modèle (jeu de test de la base de données) ont été échantillonnées et annotées par deux étudiants en pharmacie. Les divergences d’opinion ont été résolues par discussion avec un pharmacien et un chercheur auteurs de l’étude. L’annotation visait à coter les instructions par rapport à leur conformité aux pratiques recommandées pour l’étiquetage des médicaments selon une ligne directrice américaine, par exemple pour valider que toutes les composantes de la posologie étaient présents (dose, unité, voie, fréquence), que les motifs de prise pour les ordonnances au besoin étaient présents, etc. Ils ont aussi coté la « distance minimale » entre les différentes instructions en fonction d’une méthodologie décrite dans l’étude, un chiffre plus élevé indiquant le besoin de plus de manipulations de traitement de texte pour passer d’une chaîne à l’autre.

47 classes de médicaments étaient incluses dans les 300 ordonnances échantillonnées, dont 11,7% de médicaments pour de diabète, 8% de médicaments respiratoires, etc. 35 médicaments à haut risque étaient inclus. 279 ordonnances ont été incluses, celles d’instruments médicaux ayant été exclues. 70,3% des instructions transmises par les prescripteurs n’étaient pas conformes [notamment, 43,7 % contenaient une abréviation, du jargon ou des mots en latin], comparativement à 33,0% des instructions produites par le personnel des pharmacies et 29,7% des instructions produites par le modèle.

Les auteurs soulignent que 23 instructions produites par le modèle comportaient des erreurs de dose, d’unité ou de fréquence, dont 5 pour des médicaments à haut risque, comparativement à 2 pour les instructions produites par le personnel de pharmacie. Un exemple avec un sevrage de prednisone est donné dans l’article.

Les instructions produites par le modèle étaient plus près des instructions finales remises au patient: la distance minimale entre les instructions des prescripteurs et les instructions finales était d’une médiane de 30 (intervalle interquartile 19-47) alors qu’elle était de 18,5 (intervalle interquartile 0-36) entre les instructions du modèle et les instructions finales.

Les auteurs expriment la possibilité qu’un tel modèle serve de « premier pas » lors du traitement d’une ordonnance électronique, ainsi les instructions posologiques pourraient être éditées à partir du texte produit par le modèle plutôt qu’à partir des instructions du prescripteur directement, afin de réduire la charge de travail représentée par l’édition manuelle des instructions posologiques. Ils soulignent à juste titre que les erreurs d’interprétation de certaines posologies faites par le modèle sont un problème; dans ma propre expérience ce genre de situation (où un texte proposé « par défaut » est inexact ou erroné, même rarement) est très mal toléré par les cliniciens. Même s’il est attendu qu’ils éditent le texte, ceux-ci préférent généralement rien du tout plutôt qu’un texte pouvant comporter dans de rare cas une erreur. Les auteurs proposent des solutions possibles, comme par exemple une rétroaction par apprentissage par renforcement permettant au modèle d’identifier en temps réel les erreurs qu’il commet, l’inclusion d’un intervalle de confiance par rapport aux instructions présentées, ainsi que des changements à la manière dont les posologies sont transmises électroniquement pour diminuer le recours au texte libre.

Je trouve cet article intéressant, cette application me semble avoir du potentiel. Même en limitant l’utilisation du modèle aux cas où la performance du modèle serait très bonne, pour éviter les problèmes (ex: exclure les instructions complexes ou les formes pharmaceutiques plus rares), il serait possible de faciliter la vie du personnel des pharmacies dans la rédaction des instructions posologiques remises au patient. Dans le contexte québécois bien sûr, ceci nécessiterait une augmentation significative de la proportion d’ordonnances transmises électroniquement et des améliorations aux logiciels de pharmacie communautaire.