Alertes d’interactions médicamenteuses dans les dossiers électroniques

Deux publications récentes ont examiné les nombreuses alertes d’interactions médicamenteuses générées par les logiciels d’aide à la décision.

Article 1: Raisons de contournement d’alertes d’interactions médicamenteuses

Cet article a été publié en octobre 2019 dans JAMIA et est disponible en texte complet gratuitement sur PubMed Central. L’objectif de cette étude était de dresser un portrait des raisons pour lesquelles les alertes d’interactions médicamenteuses étaient contournées dans les dossiers électroniques.

Dix centres américains ont extrait les données sur les alertes d’interactions médicamenteuses générées par leur dossier électronique (3 logiciels différents) en 2016. À partir de ces données, les raisons structurées de contournement d’alertes d’interactions médicamenteuses ainsi que les caractéristiques des alertes, notamment la sévérité, ont été compilées. Les raisons entrées en texte libre ont été exclues. Les raisons de contournement ont été examinées et placées dans des catégories.

177 raisons de contournement distinctes étaient présentes dans les dossiers, la plupart des sites offrant un choix de moins de 10 raisons, mais un site en offrant 16, un autre 21 et un autre 100. En phase avec les études précédentes sur le sujet, la plupart des alertes présentées aux prescripteurs étaient ignorées ou contournées, c’était le cas de 91% des alertes dans la présente étude. Les raisons ont été groupées en 12 catégories dont trois représentaient 78% des contournements:

  • Un suivi sera assuré.
  • L’interaction n’est pas cliniquement significative.
  • Les bénéfices dépassent les risques.

Les auteurs notent que certaines raisons offertes ne s’appliquaient pas aux interactions médicamenteuses (par exemple: « la patiente n’est pas enceinte »). Il semble que certains logiciels n’offraient pas la possibilité de personnaliser les raisons de contournement par type d’alerte, ainsi une liste globale pour tous les contournements d’alertes possibles était utilisée partout, incluant les interactions médicamenteuses. Les auteurs remarquent de manière très juste que dans une longue liste de choix possibles, il est probable que le prescripteur choisira une raison aléatoirement ou une raison vaguement reliée simplement pour contourner l’alerte, la fiabilité de ces raisons n’est donc pas assurée avec une longue liste.

Les auteurs suggèrent des mesures pour améliorer la documentation des contournements d’alertes:

  • S’assurer que les modalités de l’alerte (interruptivité, modalités d’affichage) soient proportionnelles à la sévérité de l’interaction. Le fait que beaucoup d’alertes étaient considérées non cliniquement significatives démontre qu’il serait possible d’éliminer beaucoup de ces alertes sans impact clinique.
  • Afficher à l’utilisateur les données pertinentes au moment de gérer l’alerte, par exemple l’INR pour une alerte portant sur la warfarine.
  • Permettre de modifier les médicaments concernées par l’alerte avant de documenter un contournement. Les auteurs ont remarqué que certains logiciels forçaient l’utilisateur à contourner l’alerte (et documenter une raison fictive) pour ensuite aller modifier ou cesser un des médicaments impliquées dans l’interaction.
  • Optimiser la liste de raisons de contournement possibles pour éviter d’inclure des raisons non reliées aux interactions et limiter le nombre de choix possibles.
  • S’assurer que les raisons documentées ou les conduites prévues (par exemple consulter un pharmacien) puissent être vues par les autres utilisateurs.
  • Avoir un système en place pour monitorer les contournements d’alertes et optimiser les alertes, par exemple en désactivant les alertes non cliniquement significatives.

Article 2: Contournements d’alertes d’interactions médicamenteuses et événements indésirables

Cette étude a été publiée en juin 2020 dans JAMIA. L’étude a eu lieu dans un centre académique américain suite à la transition d’un dossier électronique développé localement à un produit commercial. Les auteurs expliquent que le logiciel précédent avait une fonctionnalité permettant de bloquer complètement la prescription concomitante de certains médicaments en interaction, alors que cette fonctionnalité n’existait pas dans le nouveau logiciel. On sent dans la manière dont l’article est écrit une certaine frustration d’avoir perdu cette capacité. L’objectif de l’étude était de vérifier la fréquence des contournements d’alertes pour les interactions médicamenteuses jugées de « haute priorité » et de déterminer si des événements indésirables étaient associés à ces contournements.

Les données sur les alertes générées pour les interactions médicamenteuses de « haute priorité » ont été collectées du 1er avril 2016 au 31 mars 2017, soit environ 1 an après l’implantation du dossier électronique commercial alimenté par une banque de données d’interactions elle aussi obtenue commercialement. Les alertes jugées de haute priorité étaient celles publiées en 2012 par la même institution ainsi que quelques autres dont les références sont citées dans l’article. Les 193 alertes contournées pour les interactions jugées les plus sévères (contre-indication absolue, bloquées dans le logiciel précédent) ont toutes été analysées et un échantillon aléatoire de 371 alertes pour les autres types d’alertes a été examiné. Un pharmacien et un étudiant en pharmacie ont analysé le contournement d’alerte pour déterminer s’il était adéquat en fonction de critères publiés précédemment. Étrangement, malgré cet analyse, les auteurs mentionnent avoir automatiquement considérés comme inappropriés (sauf un cas en fin de compte, voir plus loin) tous les contournements d’alertes de haute sévérité pour lesquels la prescription était bloquée dans le logiciel précédent. Ensuite, deux personnes ont révisé le dossier médical pour déterminer la présence d’événements indésirables reliés à l’interaction.

16 011 alertes ont été vues par les prescripteurs. De celles-ci, 15 318 (95,7%) ont été contournées. 193 alertes (87,3%) parmi les 221 jugées de la plus haute sévérité ont été contournées. 564 contournements ont été évalués, concernant 505 patients. 256 contournements (45,4%) ont été jugées appropriés, incluant un contournement pour une alerte « contre-indication absolue » après avoir constaté que le médicament en question (corticostéroïde) était en gargarisme plutôt que par voie systémique. 29 événements indésirables ont été constatés, dont 9 pour les interactions de la plus haute sévérité. Le détail des interactions contournées, de leur sévérité et des événements indésirables associés est présenté dans l’article. Parmi les interactions de la plus haute priorité, ont note 7 prolongations d’intervalle QT avec le dofétilide, et 2 cas d’hypotension avec tizanidine et ciprofloxacine.

Les auteurs notent dans la discussion que peu de patients ayant reçu des médicaments dans leur liste d’interactions de la plus haute sévérité ont eu des événements indésirables et que les patients avec prolongation d’intervalle QT étaient monitorés de près, ce qui me fait un peu douter de « l’absolutisme » de la liste d’interactions avec contre-indication absolue défendue par les auteurs. Néanmoins, je trouve quand même justifiable de permettre de piloter une liste d’interactions pour lesquelles une prescription demanderait plus de confirmations de la part du prescripteur qu’un simple contournement d’alerte.

Applicabilité du théorème de Bayes aux alertes d’interactions médicamenteuses

Cet article, court mais intéressant, a été publié dans l’AJHP du mois de novembre. Les auteurs décrivent la manière dont le théorème de Bayes est applicable aux alertes générées lors de la détection d’interactions médicamenteuses. La plupart du temps, la détection de telles interactions par les logiciels, que ce soit pour la prescription électronique ou les systèmes d’information pharmacie, est simplement basée sur la présence de médicaments dans le profil pharmacologique. Ces médicament sont comparés à une table d’interactions connue, possiblement stratifiée par sévérité, et les alertes sont générées selon la présence ou absence de médicaments dans les tables.

L’application du théorème de Bayes aux soins de santé montre que la valeur prédictive positive d’un test réalisé sur un individu pour détecter une condition dépend non seulement de la sensibilité et de la spécificité du test, mais également de la prévalence de la condition. Quand la prévalence est faible, même pour une bonne sensibilité et spécificité, le nombre de faux positifs peut outrepasser largement le nombre de vrais positifs. Si on se représente la détection d’interactions comme un test de ce type, la fréquence des cas où cette interaction est réellement significative devient très importante pour évaluer si la détection générera davantage de faux positifs (de fausses alertes) que de vraies interactions évitées. De là découle le problème de la désensibilisation aux alertes, le alert fatigue.

Les auteurs proposent quelques idées pour tenter de diminuer les faux positifs:

  • Dans l’évaluation des détections d’interactions, adopter la perspective de l’utilisateur en calculant la valeur prédictive positive en plus de la sensibilité et de la spécificité.
  • Inclure des caractéristiques du patient dans le moteur d’analyse afin de restreindre la population où l’interaction est détectée à celle où cette interaction est cliniquement significative. Par exemple, les alertes de somnolence accrue en combinant les benzodiazépines et les opiacés sont appropriées en soins ambulatoires, mais pas aux soins intensifs.

Raisonnement clinique en présence d’alertes électroniques

L’objectif de cette étude était d’explorer le raisonnement de cliniciens exposés à des alertes lors de la prescription de médicaments dans des dossiers électroniques avec aide à la décision, en particulier la manière dont le contexte clinique influençait leurs décisions de conduite à tenir.

32 médecins ont été recrutés dans des centres aux Pays-Bas et aux États-Unis. Une simulation a été effectuée avec le logiciel qu’ils utilisaient habituellement dans leur pratique. Durant cette simulation, qui durait environ 40 minutes, ceux-ci devaient prescrire des médicaments pour un patient fictif avec un contexte clinique complet (allergies, autres médicaments, résultats de laboratoire, etc). Les cliniciens devaient répondre aux alertes émises par le logiciel de la même manière qu’ils le feraient en pratique, tout en décrivant à voix haute leur raisonnement. Les simulations étaient filmées et transcrites afin de pouvoir être analysées. Les problèmes simulés étaient des interactions médicamenteuses, lesquelles sont décrites dans l’articles et étaient divisées en alertes de haute sévérité et de faible sévérité.

La réponse des cliniciens a été divisée en catégories:

  • Éviter le problème (« avoid », par exemple en changeant un médicament pour un autre sans interaction).
  • Reporter la décision (« defer », par exemple ne pas prescrire le médicament problématique et prévoir consulter un pharmacien).
  • Contrôler le problème (« control« , par exemple en ajoutant un suivi clinique ou de laboratoire pour détecter les effets d’une interaction).
  • Tolérer le problème (« allow », par exemple lorsqu’une interaction était jugée non cliniquement significative).

Les chercheurs ont enfin analysé la réponse des cliniciens de manière qualitative à la lumière de leurs commentaires afin de décrire leur raisonnement.

171 décisions ont été prises par les 32 cliniciens durant les simulations. 75% étaient en réponse à des alertes de haute sévérité et 25% de faible sévérité, et les décisions prises étaient significativement différentes entre les deux catégories de sévérité (p<0,0001).

Dans le contexte des alertes de haute sévérité, la réponse la plus fréquente était de quand même prescrire les deux médicaments et de contrôler à l’aide de tests de laboratoire, de suivis cliniques ou d’une diminution de dose, dans 40% des cas. Dans 37% des cas, les cliniciens ont choisi de reporter la décision, en particulier lorsqu’ils affirmaient ne pas avoir assez d’information pour bien évaluer le risque. Le problème a été évité par une substitution dans 14% des cas et le problème a été toléré tel quel dans 9% des cas.

En contraste, pour les alertes de faible sévérité, le problème a été toléré tel quel dans 71% des cas.

La réponse clinique était similaire dans tous les centres et ne variait pas significativement en fonction des logiciels utilisés. Afin de prendre les décisions, les participants ont utilisé leurs connaissances en pharmacologie ou les monographies des médicaments (55%), les données de laboratoire et les paramètres cliniques des patients (25%), des consultations à des spécialistes ou une discussion avec le prescripteur de l’autre médicament impliqué dans l’interaction (44%). Plus rarement, le traitement désiré a été retardé pour éviter l’usage concomitant des deux médicaments interagissant (14%).

Fait intéressant à souligner, dans 40% des cas où la situation a été tolérée tel quel, les cliniciens ont affirmé ne pas avoir remarqué une alerte non interruptive, si bien qu’il apparaît que cette décision a été prise involontairement.

Les chercheurs concluent que les décisions prises par les cliniciens en réponse à des alertes liées aux interactions médicamenteuses sont hautement dépendantes du contexte et que le design de dossiers électroniques devrait permettre de tenir compte facilement de ce contexte dans le flot de travail prévu.

Même dans les systèmes d’information pharmacie, on constate souvent ce genre de situation où une alerte apparaît, mais il faut quitter l’action qu’on était en train de faire au moment de l’alerte pour aller obtenir davantage d’informations dans d’autres écrans ou d’autres programmes.