Une application web pour le suivi des substances contrôlées en contexte opératoire

J’ai assez peu parlé des initiatives technologiques pour la gestion des substances contrôlées par le passé sur ce blogue. Cependant, une étude parue en décembre 2019 dans Anesthesiology a attiré mon attention. L’étude avait pour objectif de décrire une application web développée localement dans une grande organisation de santé américaine affiliée à l’Université du Michigan, ainsi que d’examiner les effets de son implantation sur diverses métriques de conformité du processus de gestion des substances contrôlées, de même que l’opinion des personnes utilisant le système.

Les auteurs expliquent que l’initiative d’utilisation de la technologie pour la gestion des substances contrôlées dans ce contexte découlait d’antécédents de détournement de médicaments dans ce secteur de même que d’audits par les organismes réglementaires. Dans le cadre du processus papier qui était en place avant ces événements, l’institution utilisait des boîtes d’anesthésie préparées à la pharmacie pour une journée entière de travail d’un anesthésiste. Ils sont d’abord passés à un modèle de boîtes d’anesthésie par cas et non par jour. Ensuite, une solution commerciale de dispensation de substances contrôlées en contexte opératoire par des chariots a été tentée, mais comme ce système ne s’interfaçait pas avec le logiciel d’anesthésie où l’administration des doses était documentée, les failles dans la documentation ont été jugées trop importantes. Ils se sont donc tournés vers le développement d’une application web « maison », interfacée à la fois avec le système de la pharmacie et le système d’anesthésie.

Les caractéristiques importantes de ce logiciel étaient les suivantes:

  • La communication d’alertes immédiates lors d’écarts dans la documentation ou de bris dans la chaîne de signature, avec escalade automatique aux instances appropriées de l’institution lorsque le problème n’était pas résolu dans un certain délai, permettant un suivi en temps réel plutôt que la découverte d’écarts lors d’audits rétrospectifs.
  • La documentation complète de la chaîne de signatures pour la responsabilité des boîtes d’anesthésie, incluant lors des pauses avec couverture par un autre anesthésiste et la double-vérification lors des retours. À noter que l’institution ne permettait pas aux anesthésistes de jeter les opiacés inutilisés, ils devaient être remis avec la boîte et des analyses aléatoires étaient réalisées sur les contenants ouverts et doses non administrées pour dépister un éventuel détournement.

Trois périodes ont été analysées pour l’étude, soit la période pré-implantation avec documentation papier, de décembre 2014 à août 2015, la période d’implantation de septembre 2015 à mai 2016, et la période post-implantation de juin 2016 à mars 2017. Les trois mesures décrites principalement dans l’étude étaient la différence entre les quantités attendues dans les retours de médicaments et la quantité réellement retournée, le nombre de kits non retournés à la pharmacie et les signatures de témoins manquantes lors des retours. La première mesure était l’objectif primaire.

53 400 cas ont eu lieu durant la période pré, 57 670 cas ont eu lieu durant la période d’implantation, et 65 911 durant la période post. 60 divergences dans les quantités retournées ont été observées durant la période pré, pour un taux de 1,12 par 1000 cas, comparativement à 28 dans la période d’étude, pour un taux de 0,42 par 1000 cas, une différence statistiquement significative. De manière similaire, le taux de boîtes non retournées est passé de 0,54 par 1000 cas à 0,09 par 1000 cas, encore une différence statistiquement significative. Cependant, le taux de signature de témoin de retour manquantes est passé de 0,26 par 1000 cas à 0,17 par 1000 cas, avec une valeur de p à 0,350. Les auteurs expliquent que ces signatures manquantes étaient la plupart du temps la nuit lorsque la pharmacie était fermée, ne permettant pas un suivi immédiat de la signature manquante. L’opinion des utilisateurs du système est décrite dans l’article, on voit essentiellement une opinion positive du système par tous les utilisateurs , avec une perception plus favorable par les pharmaciens que les anesthésistes.

Il n’est pas clair dans l’article s’il y a des pharmaciens parmi les auteurs. On note 4 médecins parmi les 6 auteurs et les professions des deux autres ne sont pas mentionnées. On pourrait croire qu’ils sont pharmaciens puisque les lignes directrices de l’ASHP sur divers sujets sont citées à quelques reprises dans la discussion. Je considérerais étrange qu’aucun des auteurs ne soit pharmacien étant donné le sujet. L’approche présentée est très intéressante. Cette application, manifestement difficilement exportable telle quelle, pourrait néanmoins servir d’inspiration pour le développement de systèmes de suivi des substances contrôlées en contexte péri-opératoire qui ne seraient pas dépendants de l’achat de matériel et qui pourraient réellement être interopérables avec les systèmes de pharmacie et les dossiers électroniques.

Erreurs lors de la préparation de morphine pour administration intraveineuse en pédiatrie

Cette étude, parue en octobre, avait pour objectif de décrire les pratiques de préparation de seringues de morphine intraveineuse pour analgésie contrôlée par l’infirmière ou le patient (ACP/I) par les anesthésistes et les infirmières d’un hôpital pédiatrique britannique. L’hôpital en question utilisait la règle des 6 pour préparer des concentrations variables de morphine dans les seringues. Durant une période de 3 mois, un pharmacien a observé directement la préparation des seringues et a comparé ce qu’il a observé aux pratiques recommandées. De plus, durant une période de 5 semaines, les quantités résiduelles de morphine préparée dans les seringues ont été collectées pour déterminer la concentration réelle préparée à l’aide de spectrophotométrie UV selon une méthode validée.

Durant l’étude, 28 anesthésistes et 36 infirmières ont été observées durant la préparation de 153 infusions de morphine pour 128 patients. Deux concentrations de morphine ont été utilisées, soit 10 mg/mL en ampoules de 1 mL, ou 30 mg/mL en ampoules de 2 mL. Un plus grand nombre de déviations par rapport aux pratiques recommandées ont été observées lors de préparation par les anesthésistes en salle d’opération par rapport aux infirmières sur les unités de soins, notamment l’absence de technique aseptique (15,3% vs 1,8%), l’absence de double-vérification des calculs (82,6% vs 12,7%), et l’utilisation d’un volume de seringue inapproprié pour le volume mesuré (67,3% vs 16,4%). Aucune erreur de calcul n’a été identifiée, mais l’inclusion du surplus des ampoules dans le volume retiré était une observation fréquente.

78 seringues, 35 provenant d’anesthésistes et 43 d’infirmières, ont été analysées. 61,5% de celles-ci contenaient une concentration de morphine en dehors des limites de pharmacopée pour ce médicament, 10 présentaient une écart de plus de 20% de la concentration et une avait un écart de 100%.

Les auteurs présentent plusieurs avenues de réflexion sur ces pratiques dans la discussion, notamment le fait que les pratiques de préparation complexes qui avaient cours dans cet hôpital devraient être réévaluées. Ils identifient comme solution la standardisation des concentrations de morphine et la préparation en lot de seringues de morphines standardisées dans un environnement de production stérile adéquat avec contrôle de la qualité.

La standardisation des concentrations des médicaments utilisés en perfusion intraveineuse est un prérequis à l’utilisation des fonctionnalités de vérification des doses dans les pompes à perfusion modernes (soi-disant « intelligentes »). Cette intervention est souvent présentée comme un incontournable par des organismes s’intéressant à la sécurité liée aux médicaments, notamment l’ISMP. Dans cette étude, on ne dit pas clairement quand les données ont été collectées, et il n’est pas clair si les pompes à perfusion utilisées avaient de telles fonctionnalités en place. Ce qui est clair, c’est qu’en limitant l’éventail de concentrations possibles, les modes de préparations possibles sont eux aussi limités, ce qui permet de standardiser ces modes de préparation et potentiellement de limiter la variabilité dans la préparation, tel qu’observé dans cette étude.

Cas d’intoxication à la morphine en pédiatrie

 Cet article décrit le cas d’un enfant ayant reçu une prescription de morphine au congé de l’hôpital, après une chirurgie d’adénoïdo-amygdalectomie. La dose prescrite était de 3 mg pour un poids de 15 kg, soit 0,2 mg/kg/dose, ce qui est adéquat. À noter, la prescription précisait d’administrer le médicament régulièrement aux 4 à 6 heures (ce qui est quand même un peu illogique…) pendant 5 jours puis aux 4 à 6 heures au besoin.

Le patient a eu congé de l’hôpital au matin le lendemain de la chirurgie, puis en soirée le même jour il s’est mis à présenter de la fièvre avec de la somnolence, ce pourquoi ses parents ont appelé l’ambulance. Le patient a été amené à un centre régional puis transféré à un centre tertiaire avec de la somnolence, une tachycardie, des tremblements, un myosis, des pauses respiratoires, une cyanose buccale et même une possibilité de convulsions. Une intoxication à la morphine a été suspectée et deux doses de naloxone à 4 heures d’intervalle ont été nécessaire pour contrôler les symptômes, de même qu’une admission aux soins intensifs pour surveillance. Il a été constaté que le patient a reçu une solution orale de morphine à 5 mg/mL au lieu de 1 mg/mL, avec un volume correspondant à la dose prescrite pour la solution de 1 mg/mL; les doses administrées étaient donc de 1 mg/kg par inadvertance.

La conclusion de l’article comporte une phrase clé que je cite ici telle quelle, qui rejoint plusieurs autres articles qui ont été écrit sur le même sujet depuis les recommandations d’éviter la codéine en pédiatrie:

Depuis le retrait de la codéine des options de traitement pour les enfants de moins de 12 ans, la morphine est devenue une option intéressante pour le soulagement de la douleur. Il s’agit toutefois d’un médicament associé à un risque élevé d’erreur pouvant entraîner des conséquences graves. À la suite de la recommandation de Santé Canada, il faut se questionner pour savoir si le nombre événements évités par le retrait de la codéine en pédiatrie est plus grand que le nombre événements causés par le passage à la morphine. Étant donné la consommation croissante d’opiacés depuis le début des années 2000, l’utilisation de la morphine pour les enfants ayant subi une amygdalectomie doit faire l’objet d’une évaluation approfondie des risques et des bienfaits afin d’en justifier l’usage.

Déclaration de conflit d’intérêt: je connais tous les auteurs de cet article mais je n’ai pas été impliqué dans son écriture ni dans le cas clinique décrit.