Un modèle prédictif des ruptures d’approvisionnement

Le numéro de juillet 2021 de l’AJHP contenait un article décrivant le développement et l’évaluation d’un modèle prédictif des ruptures d’approvisionnement en médicaments.

Le contexte de réalisation de l’étude est un peu mal décrit, mais je crois comprendre que les auteurs sont des pharmaciens d’un centre universitaire américain situé en Caroline du Nord et qu’ils ont réalisé cette étude à partir de données disponibles publiquement et des données internes de leur institution.

Ils ont construit un jeu de données à partir des ruptures d’approvisionnement observées dans leur centre en 2016 et 2017 et ont catégorisé chaque médicament à l’aide d’une issue dichotomique soit la présence d’une rupture durant la période d’observation ou son absence. Ensuite, ils ont associé à chaque médicament des variables potentiellement prédictives d’une rupture identifiées à partir d’une revue de littérature. Ces données ont été extraites de diverses sources énumérées dans l’article. Cependant, certaines données n’ont pu être obtenues (par exemple les données relatives aux méthodes de fabrication du médicament) et ont donc été exclues.

Un modèle de régression logistique a été construit. Les variables ont d’abord été testées individuellement pour inclusion dans le modèle multivarié, cependant certaines variables ont été jugées prioritaires par les auteurs et ont été incluses peu importe leur effet dans le modèle univarié. Les autres variables ont été incluses dans le modèle multivarié selon la présence d’une corrélation dans le modèle univarié pour chacune. Le modèle a été testé à l’aide d’une validation croisée à 10 blocs (10-fold cross-validation), et la mesure de performance rapportée était la moyenne de performance sur le jeu de validation de chacun des 10 blocs. Les mesures de performance « classiques » d’un modèle prédictif dichotomique (aire sous la courbe ROC et mesures associées au tableau 2×2) ont été rapportées.

Les variables candidates identifiées à partir de la revue de littérature étaient d’abord ceux liées au manufacturier (équipement désuet, contamination des matières premières, etc.), ou liées aux catastrophes naturelles compromettant la fabrication ou le transport; celles-ci correspondent aux données exclues car non disponibles ou non prévisibles. Les données incluses étaient le nombre de manufacturiers, la disponibilité de formes par voie orale, injectable, ou les deux, la présence de génériques, la classe thérapeutique, le statut de drogue contrôlée selon les normes américaines, et le statut de médicament orphelin. On note que ce que les auteurs entendent par « médicament » est mal défini dans l’article, parlent-ils d’un produit précis (comme on pourrait imaginer en parlant de nombre de manufacturiers) ou d’une molécule (comme on pourrait imaginer en parlant de disponibilité par voie orale ou injectable) ? Ont-ils regroupé différents formats ou teneurs d’une même molécule (comme on aurait tendance à substituer de l’un à l’autre en cas de rupture) ?

1588 médicaments ont été inclus, dont 71 ont été exclus en raison de données manquantes. 1096 (72,2%) n’ont pas eu de ruptures, les autres en ont eu une (on voit ici un débalancement de classes, nous y reviendrons). Les classes thérapeutiques les plus fréquentes étaient « autre » (44,6%), suivi des agents cardiovasculaires (15%) et antimicrobiens (13,6%). Le nombre de manufacturiers moyen par médicament était de 4,9. Les facteurs significatifs associées à la présence de rupture en régression univariée étaient la voie intraveineuse seulement, les classes antimicrobien, analgésique, électrolyte, anesthésique ou cardiovasculaire et la présence uniquement de manufacturiers génériques. En régression multivariée, les facteurs associés aux ruptures étaient la voie intraveineuse seulement ou la présence à la fois de produits oraux et intraveineux, et les classes antimicrobien, analgésique, électrolyte, anesthésique ou cardiovasculaire.

Les auteurs affirment que la performance du modèle était bonne, avec une sensibilité de 0,71, une spécificité de 0,93, valeur prédictive positive de 0,80, et valeur prédictive négative de 0,90. L’aire sous la courbe ROC était 0,93 et l’exactitude 0,97.

L’objectif de cette étude est définitivement intéressant, car il serait très utile de pouvoir prédire à l’avance qu’un médicament sera en rupture de stock. Cependant, malgré les chiffres de performance qui apparaissent à prime abord satisfaisants, je ne crois pas que les auteurs aient réussi à atteindre réellement leur objectif ni à bien démontrer la performance de leur modèle. Gardons d’abord en tête que l’étude n’a porté que sur un jeu de données construit pour l’étude et n’a fait l’objet d’aucune évaluation en pratique réelle, et la littérature ne manque pas d’exemple de modèles prometteurs en théorie qui ont échoué en pratique pour une variété de raisons.

Au niveau méthodologique, on peut se demander pourquoi seulement la régression logistique a été testée. En effet, il s’agit d’un modèle simple et définitivement à inclure dans une liste de modèles à tester, et d’ailleurs offrant une performance surprenante en comparaison à certains modèles beaucoup plus complexes, mais il aurait été relativement facile de tenter plusieurs modèles à prédiction dichotomique et de comparer les résultats (arbres de décision, machine à vecteurs de support). Il est aussi dommage que seule la performance globale du modèle ait été rapportée. En effet, comme les médicaments sans rupture de stock étaient majoritaires dans les données, il est connu que les mesures comme l’aire sous la courbe ROC peuvent apparaître erronément élevées en raison d’une tendance à prédire la classe majoritaire. Une statistique comme l’aire sous la courbe précision-rappel aurait été préférable, ou au minimum des chiffres de performance découpés par classe avec ou sans rupture. Enfin, il est dommage que le code est les données ne soient pas disponibles, il est ainsi impossible d’évaluer de manière indépendante ce que les auteurs affirment, et il s’agit de données et de code que j’imagine relativement simples et faciles à sécuriser afin de les rendre partageables.

De façon plus générale, je trouve que la manière dont le modèle est conçu est problématique. Essentiellement, les auteurs arrivent à un modèle qui prédit si un médicament est à risque d’être en rupture de stock en fonction de ses caractéristiques « de base », sans tenir compte de sa chaîne logistique. Par exemple, une donnée est le nombre de manufacturiers plutôt que l’identité de ces manufacturiers. Donc, à travers le temps dans une utilisation pratique, ce modèle ne pourrait arriver à prédire avec succès une rupture pour un médicament que si des médicaments avec des caractéristiques de base similaires se sont retrouvés aussi en rupture. De plus, avec la stratégie de validation croisée sans égard au temps (il n’est pas mentionné précisément dans l’article quelle stratégie de division en blocs a été utilisée mais comme il s’agit de 10 blocs on peut assumer que c’est une stratégie avec division aléatoire des données sans égard au temps), on peut se retrouver avec des effets de contamination. Si par exemple durant une période, plusieurs médicaments du même manufacturier se sont retrouvés en rupture et que ceux-ci avaient des caractéristiques similaires (on peut imaginer par exemple plusieurs électrolytes intraveineux produits par le même manufacturier en rupture en même temps, ce que l’on a vécu à quelques reprises dans le passé), le modèle peut avoir été contaminé si des données de cette période se sont retrouvées à la fois dans les blocs d’entraînement et de validation, offrant ainsi une bonne performance de prédiction, alors qu’en réalité le modèle n’aurait jamais vu venir cette rupture.

Bref, c’est une étude avec un objectif intéressant, mais l’aspect expérimental comporte tellement de lacunes et de raccourcis méthodologiques que j’ai de la difficulté à croire que le modèle ainsi élaboré offrirait une performance satisfaisante en pratique.

Le rôle du pharmacien en informatique clinique, l’expérience canadienne

Il y a 4 ans, je parlais de mes perceptions sur le rôle du pharmacien en informatique clinique sur la base de deux énoncés de position par l’ASHP et l’AMIA. Depuis, plusieurs choses ont évolué plus près de nous et certaines provinces canadiennes ont commencé le déploiement de dossiers électroniques complets, ce qui implique évidemment les pharmaciens et amène la concentration de la pratique de certains pharmaciens en informatique clinique moderne.

Je vous parle aujourd’hui d’un article dans le CHJP de l’été dernier, qui est disponible en texte complet gratuitement sur PubMed Central, et qui a été écrit par des pharmaciens de Toronto. L’article présente l’expérience des auteurs en relation avec les 5 compétences identifiées dans l’énoncé de position de l’ASHP, dans le cadre de certaines situations qu’ils ont vécues en pratique.

Gestion des données, de l’information et des connaissances sur les médicaments

Les auteurs discutent de l’importance de la nomenclature des médicaments et des ensembles d’ordonnances (order sets). Ils expliquent qu’ils ont mis en place des standards pour les noms des médicaments, pour l’utilisation d’abréviations et pour les troncatures lorsque les limites de caractères ne permettent pas de tout écrire au long. Les exemples sont intéressants, par exemple le cas d’une insuline au nom trop long qui dépassait d’une ligne affichée à l’écran, rendant impossible la lecture du nom du produit à utiliser.

Dissémination de l’information et des connaissances sur les médicaments

Les fonctionnalités d’aide à la décision des dossiers électroniques permettent l’affichage d’information utile à la tâche en cours et de contraintes dans le flot de travail afin de s’assurer que certaines tâches soient accomplies. L’article décrit le développement d’un ensemble d’ordonnances pour prévention de la thromboembolie veineuse qui a été intégré aux ordonnances d’admission afin d’assurer l’évaluation du risque dans les 24 heures suivant l’admission. On mentionne aussi l’ajout d’alertes de double-vérification dans la FADM électronique, l’affichage de résultats de laboratoire pertinents au moment de la prescription, et le développement de règles de surveillance des antimicrobiens.

Les auteurs mentionnent l’importance de collecter et analyser l’information sur le déclenchement et les actions prises face aux alertes pour réduire le phénomène de désensibilisation.

Analyse des données

L’analyse des données disponibles dans les dossiers électroniques est illustrée à l’aide d’un exemple de calcul d’indicateurs de l’activité clinique des pharmaciens à partir de ces données. Cela repose sur un formulaire standardisé dans le dossier électronique pour les consultations initiales et les notes de suivi. Les auteurs expliquent aussi qu’ils ont collaboré à la création d’un entrepôt de données, et qu’ils participent à l’analyse des demandes d’extraction d’information pour valider l’exactitude des informations sur les médicaments.

Application de principes d’informatique

Les auteurs décrivent comment la gestion de ruptures d’inventaire de médicaments leur permet de combiner leur expérience de cliniciens aux principes de gestion des systèmes d’information pour que la conduite à tenir soit claire dans les systèmes au moment de la prescription.

Leadership et la gestion du changement

L’article explique comment les pharmaciens en informatique clinique ont contribué au déploiement de la prescription électronique, des pompes à perfusion, des cabinets automatisés et du bilan comparatif des médicaments électronique.

Les auteurs concluent en mentionnant l’importance d’assurer une formation en informatique clinique pour les étudiants en pharmacie, le rôle des pharmaciens dans l’interprétation des données pouvant servir aux applications l’intelligence artificielle, ainsi que les défis de l’harmonisation des pratiques dans des réseaux d’hôpitaux de plus en plus gros et complexes.

Le rappel d’Allerject

Mise à jour du 4 novembre 2015:

Suite à un commentaire reçu, je tiens à préciser que les auto-injecteurs d’épinéphrine sont disponibles en Annexe II au Québec, c’est-à-dire qu’ils sont disponibles sans prescription, après consultation avec un pharmacien (voir la base de données sur les médicaments en vente libre). Le pharmacien doit, avant de remettre un médicament dans ce contexte, inscrire le médicament au dossier du patient (et en créer un s’il n’en a pas), procéder à l’étude pharmacologique du dossier du patient, et communiquer les renseignements sur l’usage du médicament, comme on le ferait pour un médicament prescrit. Dans le contexte du rappel d’Allerject, il n’est donc pas nécessaire d’obtenir une nouvelle prescription d’un médecin pour remplacer le Allerject par un auto-injecteur d’une autre marque.


Mercredi dernier, Santé Canada publiait un avis de rappel de tous les lots de l’auto-injecteur d’épinéphrine Allerject sur le marché canadien, incluant les doses de 0,15 et 0,3 mg. Le même dispositif commercialisé aux États-Unis sous le nom de Auvi-Q, a également été rappelé en totalité.

Le problème à l’origine de ce rappel est, selon les informations diffusées sur le site de Sanofi, une possible libération d’une dose trop faible d’épinéphrine lors de l’utilisation du dispositif. Vingt-six cas auraient été rapportés aux États-Unis et au Canada sur 2 784 000 dispositifs distribués, dont 9 au Canada sur 492 000 unités.

Les gens qui possèdent ce dispositif doivent le rapporter à leur pharmacie afin d’obtenir un dispositif d’une autre marque. Bien sûr, ceci risque d’entraîner des ruptures de stock des produits alternatifs. Pour cette raison, Santé Canada recommande aux pharmaciens de ne distribuer qu’une unité de remplacement par patient (ou selon le jugement du professionnel de la santé). Dans le cas où un produit d’une autre marque ne peut être obtenu immédiatement, il est préférable de conserver son injecteur Allerject, et en cas de réaction anaphylactique, de l’utiliser malgré tout et de se rendre à l’hôpital immédiatement. Il est quand même « mieux » (si on peut dire…) de recevoir une dose trop faible que rien du tout.

Une recherche sur la banque de données sur les produits pharmaceutiques de Santé Canada indique 3 produits de remplacement homologués au Canada: Epipen (le plus connu), Anapen et Twinject. Le Twinject a cependant été discontinué il y a quelques années. Je n’ai jamais vu de Anapen en circulation, j’aimerais bien savoir si c’est réellement disponible; je ne trouve pas de site web canadien ou de monographie canadienne pour ce produit en cherchant sur Google.

Dans les établissements de santé, cette rupture a un impact relativement mineur, puisque c’est l’épinéphrine injectable en ampoules qui est utilisée dans pratiquement tous les cas, sauf dans quelques circonstances très particulières.

Néanmoins, cette situation est préoccupante, car il s’agit d’un autre exemple parmi tant d’autres où un médicament critique se retrouve en disponibilité limitée.

Quelques points à souligner à propos des réactions anaphylactiques et de l’épinéphrine:

  • L’utilisation inadéquate d’épinéphrine en situation d’anaphylaxie est trop fréquente, même en hôpital. Cela vient probablement d’une crainte face à ce médicament, qui est perçu comme puissant, invasif, extrême, etc.  Pourtant, les doses utilisées en anaphylaxie sont sécuritaires.  En hôpital, on peut même répéter l’épinéphrine aux 5 à 15 minutes.
  • L’épinéphrine intramusculaire est la première ligne de traitement de l’anaphylaxie et devrait être administrée lorsque les symptômes d’anaphylaxie se déclarent ou en cas d’exposition à un élément déclencheur qui a déjà causé une anaphylaxie chez une personne.
  • En pédiatrie, tel que mentionné dans les lignes directrices sur l’anaphylaxie de la Société Canadienne de Pédiatrie, la dose « junior » (0,15 mg) est recommandée pour les patients de 10 à 25 kg et la dose « adulte » (0,3 mg) pour les patients de 25 kg et plus. Pour les patients de moins de 10 kg, on peut penser à l’utilisation d’ampoules d’épinéphrine 1 mg/mL avec prélèvement en seringues d’une dose de 0,01 mg/kg, cependant ce genre de manipulation en situation d’urgence peut être stressant et mener à des erreurs. Pour cette raison, l’utilisation d’un auto-injecteur à une dose pédiatrique peut être considéré. Il est préférable de donner une dose légèrement supérieure à ne rien donner du tout.
  • Les patients allergiques devraient avoir une prescription à jour pour un auto-injecteur d’épinéphrine, et les professionnels de la santé devraient être en mesure d’enseigner comment l’utiliser. Ils devraient s’assurer que leurs patients (ou les parents, en pédiatrie)  savent comment s’en servir.
  • En cas de réaction, arrêtez d’hésiter et donnez la dose !